• Werner Lambersy, Philippe Bouret, Ligne de fond,

    La rumeur libre, 2019 (Le psychanalyste dans la cité)

    Lambersy


              « Avec l’âge et avec notre conversation, je suis en train de remettre les choses ensemble et de les remettre à leur place. » Au détour d’une phrase, voici peut-être ce qui caractérise le mieux ces conversations entre un poète et un psychanalyste. L’âge, qui permet de décanter la mémoire, donne sens à ce qui jusque-là s’écoulait sans autre souci de cohérence que le cours de la vie. La conversation, qui donne à l’autre le pouvoir exorbitant de canaliser le flux des souvenirs, impose un autre ordre, dont on n’est pas tout à fait maître. Dans cette tension entre deux discours également ordonnateurs se trace une « ligne de fond » qui n’appartient ni tout à fait à l’un, ni tout à fait à l’autre, ni tout à fait à la vérité, ni tout à fait au mensonge, mais dans tous les cas, qui fait sens. Les choses sont « remises ensemble » — entendons qu’elles étaient jusque-là dans le désordre de la mémoire. Mais aussi « à leur place » — entendons qu’une cohérence se dégage, qui n’est pas de l’ordre de la vie, mais déjà un peu de la fiction. Lisant ce dialogue juste après l’Encre sympathique de Modiano, je ne peux m’empêcher de penser à cette opposition entre la personne, qui vit, et le personnage, qui par le seul fait de passer par l’écriture, suit un tracé rationnel que ne permet pas l’existence. « Comment démêler le vrai du faux si l’on songe aux traces contradictoires qu’une personne laisse derrière elle ? » s’interroge Modiano. Et la question de la vérité se pose de la même manière à Werner Lambersy, amené à parler de lui, de son passé, de ses livres.


              Il s’en tire d’abord par la boutade dont Cendrars répondait aux sceptiques, après la publication de la Prose du Transsibérien : « Tu l’as cru ? Hé bien alors c’est vrai ». Parce que le vrai n’est pas nécessairement l’authentique. C’est un vécu signifiant qui, même s’il colle au plus près à la réalité, ne peut s’empêcher de recadrer, de juxtaposer des anecdotes sans rapport entre elles, mais qui par leur seule proximité en établissent un dans la tête du lecteur. Werner ne peut se contenter de la boutade. Il prend conscience de l’exercice, et du risque qu’il comporte : « Je prends un bout de réalité misérable — la réalité dans le sens de “ça, j’ai vécu” — puis la machine se met en route et ça devient une histoire fabuleuse, que j’aime raconter ». Aimer raconter est le secret. Le poète décortique devant nous la façon dont il a sauvé l’industrie allumetière belge… et la façon dont il raconte cet épisode devant un public d’étudiants en économie ! Ceci a eu lieu, cela non. Mais l’ensemble veut dire quelque chose : cela montre « comment un poète peut influencer l’histoire du monde ». L’anecdote en soi n’est pas fausse, mais elle est mise en scène, recadrée, orientée vers une leçon.


              Bien sûr, le psychanalyste, face à lui, est conscient du jeu du poète. Il ne cherche pas une vérité de biographe. Mais le discours, vrai ou faux, est pour lui signifiant. Il s’inscrit d’emblée dans une démarche balisée par Freud : « Les poètes et romanciers sont de précieux alliés. Ils sont dans la connaissance de l’âme nos maîtres à tous, hommes vulgaires, car ils s’abreuvent à des sources que nous n’avons pas encore rendues accessibles à la science. » À travers le récit du poète, qu’il accepte par hypothèse parce qu’il n’est pas l’archiviste de sa mémoire, l’auditeur attentif, et actif, atteint une vérité plus fondamentale, qui tient de l’universel, mais qu’il faut débusquer sous la frêle écorce de l’individuel. Il dispose pour cela des armes fondamentales du divan : écouter et relancer la conversation sur un mot vague, qui prend tout de suite un sens inavoué (« je me souviens de la chose — De la “chose” ? »), sur un lapsus révélateur (« Le bonsaï est un homm’… pardon, un arbre délicat — Tu allais dire un homme ? »), sur une image prise au pied de la lettre (« J
    ai dit, bon, je suis mort, et puis voilà — Je suis mort ? »), sur un jeu de mots involontaire (« les roses… les rosses… l’éros ? »)… Et le poète, homme de mots, mord aussitôt à l’hameçon, entre réserve et délectation. 


             
    Ce jeu entre les interlocuteurs donne à ce dialogue une tension qui manquerait au simple souvenir. Car il y a des réticences, des dérobades, que le psychanalyste ne laisse pas passer — « Ne compte pas sur moi pour te laisser esquiver ». Ce n’est pas un hasard si, à un moment, le dialogue évoque un duel au sabre. Lorsqu’il est question, par exemple de l’absence, Werner Lambersy croit d’abord s’en tirer par deux citations. Philippe Bouret le relance. Nouvelle esquive, par le biais d’un souvenir d’enfance. Nouvelle relance. Long silence… au terme duquel le poète répond sur la solitude ! Le psychanalyste semble se satisfaire de cette esquive. Pour un temps. L’absence, il faudra attendre la fin du livre pour qu’elle revienne, incidemment, en parlant de ceux qui ont disparu, de ce qui ne peut se dire dans les textes, de ce qu’il ne dira pas à son interlocurteur... Avec ce merveilleux lapsus, qui ne sera pas relevé : il y a beaucoup de choses « que j’aimerais raconter mais pas de mon vivant ». Raconter est au-delà de la vie et de la mort, dans une sorte déternité du discours : c’est pour cela que la notion de vérité n’a plus guère de sens. Il y a la présence et l’absence, le discours et le silence, ce qui est soumis au lieu et au temps, et ce qui le dépasse. Alors, oui, quand on est dans lessentiel, on continue à raconter même après la mort.


              Le poète, bon joueur, reconnaît parfois que le coup a fait mouche : « Je pensais que je pourrais ne pas en parler, et l’enchaînement de nos propos m’y convoque ». Le psychanalyste, parfois, reconnaît ses limites : le livre naît « à ce point ultime de la parole où advient le silence. Le poète se tait et le psychanalyse rejoint l’ombre pour encrer les bords du vide et mettre le navire à l’ancre. » En fin de compte, l’un et l’autre admettent que l’essentiel n’est pas de coller à une réalité historique, mais de trouver la « ligne de fond » qui trace un cheminement dans la vie et l’œuvre d’un homme, mais aussi dans un flux qui le dépasse, qui appartient à la culture, à la poésie, à l’univers. « Me lire dans ton texte revisité me paraît donc entendre parler un autre, écouter mon autre histoire », résume Werner Lambersy.


              Alors, quelle est cette histoire qui nous parle de nous à travers un autre ? Celle d’une époque, d’abord, dans la lecture historique, dont on sait qu
    elle nest que le premier des quatre sens de l
    Écriture. Celle d’une adolescence vécue pleinement dans la seule parenthèse que l’humanité ait connue dans la millénaire répression de la sexualité — entre la hantise de la grossesse ou de la syphilis et les années sida. Une puberté assumée sans honte par les mères des petits condisciples — on ne parlait pas encore de « cougar ». Et la conviction qui en est restée que le corps a réponse à tout, que c’est lui qui se souvient, qui guérit ou qui console. Une époque d’amitié aussi, où la nuit devient complice. Celle des tournées de bistrots avec Umberto Eco, des déambulations nocturnes avec Jacques Brel. Le lecteur se laisse entraîner, bien sûr, dans ces souvenirs qui savent élever le sens au-dessus de l’anecdote. Mais il sait qu’il n’est encore qu’au début du chemin.


              L’anecdote, en effet, tourne et retourne dans la tête du poète, mûrit, engendre un livre. Le lecteur assidu de Werner Lambersy trouve ici un autre regard sur les livres du poète. On passe alors au deuxième niveau de lecture. Est-il important de savoir qu’Anvers ou les anges pervers joue sur les mots (« je perds Anvers ») ? Que La maison des morts est partie d’une coutume touareg dont il n’est pas question dans le livre ? Que l’Assèchement du Zuidersee est fondé sur un passage précis de l’histoire des Pays-Bas ? Non, car on peut très bien lire les poèmes sans cela, reconnaît l’auteur. Oui, car cela nous introduit dans un processus créatif précis. Le fait divers ouvre sur une dimension humaine qui ne peut passer que par la poésie. Les transformations que l’homme a apportées à un territoire aussi vaste que le Zuidersee n’ont de sens que par l’imaginaire qu’il a développé sur ce sujet. « Pour chacun de mes livres il y a une raison à mon titre » : le poème « pioche dans l’imaginaire de cette histoire », comme le ciseau dégrossit le marbre. Il n’est pas nécessaire de visiter Carrare pour comprendre Michel Ange. Mais on le regarde différemment si l’on voit comment il a tiré parti de sa matière, contourné ses défauts, exalté ses qualités.


              Le passage de l’anecdote au poème est particulièrement sensible dans le dur exercice de la traduction. Assistant un jour à un atelier de traduction en anglais, il en a la brusque révélation : « Je constate comment, en traduisant, chacun a introduit dans mon poème sa propre histoire ». L’Irlandais ou l’Anglais, l
    amoureuse romantique ou sensuelle, parlent la même langue, ils n’ont pas le même substrat culturel. Qu’en conclure, sinon que « le sens n’est à personne. Au lecteur, peut-être, et encore. En tout cas, il n’y a pas de sens unique et c’est déjà ça ». On ne demande pas à un poème ce qu’il veut dire : chacun est maître de ce qu’il y lit.


              Il faut aller plus profondément encore, au troisième niveau de lecture, là où les mots n
    ont plus de signification. Il faut écouter Werner évoquer la forme très particulière qu’il imprime à la matière pour en faire un poème. Une question de souffle. Il se sait le souffle court, né dans une pneumonie soignée par des bains d’eau froide et d’eau chaude. Le vers aussi est court, comme s’il devait reprendre souffle au bout de quelques syllabes ; le poème aussi, très souvent, se résume à un « tristique », à trois vers polis comme une maxime. Mais le retour à la ligne, ou au haut de page, n’est pas un halètement asthmatique : la place, souvent inattendue, de la césure imprime un autre sens, dont il se rend compte dans la lecture publique, un exercice dont il se dit lui-même incapable car il restitue sans le vouloir un autre rythme à ses propres textes. Un rythme qu’ont su vivifier, dans des styles différents, de grands lecteurs comme furent Pierre Lamy, Jacques Zabor ; comme l’est aujourd’hui Jean-Luc Debattice. Un rythme qu’il perçoit, parfois, dans d’autre langues qu’il ne comprend pas, mais qui ont su traduire le même travail du souffle — un travail au ciseau, qui justifie le nom compagnonnique qu’il s’est choisi, Flamand Ciseau du Souffle. Car la brièveté des vers, comme celle des poèmes, ont une autre conséquence, visuelle, cette fois : chaque poème prend la forme d’une brique, chaque recueil est une architecture (Architecture, nuit), une maison (Maître et maison de thé, la Maison des morts) : le ciseau du souffle est aussi celui du tailleur de pierre.


              De l’anecdote au rythme, on approfondit déjà la réflexion. Il faut aller plus loin encore, au quatrième niveau de lecture, s’interroger sur la poésie, sa différence avec la prose. Ici encore, la réflexion est progressive, jette une idée, retourne à l’anecdote, revient un peu plus loin sur le sujet qu’il n’a pas oublié… Entre prose et poésie, « Il y a quelque chose de lié au temps, particulièrement à la chronologie. Dans la prose quelque chose à venir. Alors que la poésie pour moi a toujours été un chemin vers un point de départ. » Le paradoxe est plaisant, puisqu’un chemin a nécessairement un point de départ. Il est simplement proposé, sans insister, avant de se préciser un peu plus loin : « La prose avance vers une fin — ce qui ne l’empêche pas d’être souvent poétique —, la poésie retourne toujours vers les origines et se méfie des mots ». Le retour vers l’origine (qui n’est pas tout à fait un point de départ) est la démarche de toutes les initiations (y compris compagnonniques), de toutes les mystiques (y compris sans dieu). Et là, nous commençons à toucher à l’essentiel. Celle du néant, de l’expérience fondamentale, dont l’écriture ranime le souvenir. « Quand j’écris, je rentre dans mon vide ». Le refus du sens, la méfiance devant le mot, le blanc envahissant de la page, n’ont pas d’autres justification que la transcription volatile de l’ineffable. Le poème a-t-il trouvé un « sujet » ? Il est bon à jeter. « Dès, qu’on croit que l’on a dit quelque chose, c’est qu’on n’a rien dit ». Nous sommes à l’opposé désormais des jeux de mots sur les anges pervers ou des travaux du Zuidersee. Les derniers chapitres touchent à l’essentiel, en revenant sur tous les sujets abordés dans les précédents — la poésie, le souffle, la liberté — mais épurés, densifiés, comme une strette résume la fugue. … On se rend compte alors que le livre, loin d’être rectiligne, a été construit en spirale, revenant sans cesse sur les mêmes questions fondamentales, mais un peu plus profondément, comme un labyrinthe s’éloignant du centre chaque fois que l’on croit l’atteindre. Le centre ? Il n’est jamais atteint, car il est en chacun d’entre nous. C’est le creux néant musicien mallarméen, ce nœud commun à tous les hommes, dont le poète s’approche dangereusement comme Empédocle du cratère du volcan. À la dernière minute, le lecteur devra rompre le charme, voler la pomme comme Ève ou Hercule au jardin des Hespérides, et repartir avec son larcin. C’est grâce à la transgression d’Ève, à ce qu’Adam a compris quand il a pris ce qui restait de la pomme croquée, que la littérature existe, nous confie le poète. À chacun de nous d’y croquer à son tour.

     

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    WL à Beaune   © Alain Kewes


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    Ça s'appelle un traquenard ;
     
    dimanche 1 décembre 15 h nous étions une cinquantaine de poètes invités à exposer nos travaux salle Gaveau à Paris  lorsque soudain débarque de trois "berlines" noires  Marine Le Pen - et sa bande -
     
    ...nous n'étions pas  avertis (si ce n'est par la nervosité des vigiles et du directeur) beaucoup ne se sont aperçus de rien et ont donc servi d'otages...
     
    Patricia Castex Menier et qqs autres dont bien sûr moi-même ont aussitôt retiré leurs livres et sont partis...
    nous ne répondrons plus jamais à l'invitation du " Salon de la mélodie française et de la poésie" 
     
    dont acte
     

    mise au point !

     

     

    « Tous les hommes ne sont pas tenus de se mêler aux affaires du monde. Il en est aussi qui atteignent un tel degré de maturation intérieure qu'ils acquièrent le droit de laisser l'univers suivre son cours sans se mêler à la vie politique pour la réformer. Cela ne veut pas pour autant dire qu'ils restent inactifs ou observent une attitude purement critique. Seul le fait de travailler en soi-même aux buts supérieurs de l'humanité justifie une telle retraite. Car même lorsque le sage se tient éloigné de l'agitation du monde, il continue de créer des valeurs humaines incomparables pour l'avenir. »    Ryokan  (1758-1831)

     

     


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