• photo jlmi  Ploumanac'h  2005

     

    La nuit 

    Les lunettes noires du soleil 

    Font de lui un aveugle 

      

    Qui mendie 

    Sous les lampadaires 

    La petite monnaie des étoiles 

      

    Qu’il la garde 

    Dans le grand chapeau mou 

    De l’espace 

      

    Demain 

    Il suivra sa canne 

    Blanche le long de l’horizon 

     


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  • Titres de transports   (extrait)

    en Turquie   (ill.X)

     

    Nous construisons des ruines

    Sur les ruines

    À venir

    La chenille des sexes

    Ne deviendra

    Pas un papillon Socrate avait

    Raison : on ne

    Peut rien contre les rumeurs

    L’océan reprendra toute sa

    Place sur la

    Terre Les oiseaux auront des

    Cris ultimes

    Avant le feu gargantuesque

    Des soleils

    La nuit nous entraînera dans

    Son grand

    Domino Nous érigeons des

    Ruines

    Rien ici n’est fait pour durer

    Et c’est

    Bien : ce n’est ni punition ni

    Vengeance

    Le bien et le mal demeurent

    Inséparables

    Mais Il n’y a pas de coupable

     

    Le carnage

    La furie des hommes le bien

    Et la beauté

    Collaborent à cette vie têtue 

     

    Nous construisons des ruines

    Car nous savons

    Qu’elles seront belles et nous

    Aimons toucher

    Et contempler et le bas le haut

    Et tout ce qui

    Devient de la beauté plus que

    Nous mêmes

    Et ce chaos du début sans fins

     

    Nous construisons des villes

    Pour nos tv

    Vidéos pharmacie machines

    Drogues

    De toutes espèces et amour

    De homards

    En cage pour être dispersés

    Dans l’espace

    Où les étoiles s’éloignent et

    Basculent

    Derrière un invisible horizon

     

     


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  • le palestre de Samos (extrait)

    ill. jlmi2022  Bruxelles/Forrestal

     

     

    Les mamans de mes amis

    Sont mes amies

     

    Une fois par semaine aux

    Goûters qu’elles

    Donnent aux amis du fils

    De quatorze ans

     

    Les matelots du Forrestal

    De la sixième

    Flotte américaine en baie

    De Cannes

    M’ont ouvert leur bordel

     

    Les filles étaient de Corse

    Ou de Marseille

    Et j’envoyais chaque jour

    Une lettre à

    Mon amour de Bruxelles

     

    Je n’avais pas encore vu

    Beaucoup de pays tristes

     


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  •  

    toile. jlmi

     

     

    Déjà 

    Ce que j’écris

    S’efface en l’écrivant

     

    Comme une lampe

    Encore chaude

    Que la lumière a fui

     

    Un phare

    Qui ne sait plus

    Où la mer s’est retirée

     

    Un oiseau

    Qui se retourne

    Et ne voit rien du vent

    Qu’il a brassé

     

    Est l’amour

    Et que s’est- il passé

    Ces derniers dix

    Mille ans   

     

    *                              

     

    Le corps s’est fatigué

     

    La photo d’identité

    Qui avait une laideur

    D’avance

    Sur l’ourlet des lèvres

    Et l’arrondi des joues

    A aujourd’hui raison

     

    On ne sait

    Quel tampon de douanes

    Ou de police du temps

    A pu frapper si fort

    Ni quelle agrafe

    A rouillé près des tempes

     

    Pourtant

    On se servait de ça pour

    Passer

    Les frontières des filles

    Et voyager

    Dans le lit de leur regard

     

    *

     

    Rien de plus dur que

    Les noix

    De muscade du passé

     

    Mais la râpe du temps

    Est en inox

    Alors

    Pour aimer encore un

    Peu

     

    On feuillette

    Les cahiers d’écoliers

    Les brouillons

    Et les livres d’images

    Défraîchis

    Que la vie a griffonnés

    Sur la peau

     

    Pour passer

    L’examen de savoir

    Si l’âme avait 

    Espéré autre chose

     

    Un serment un mot

    Par exemple

    Un billet aller simple

    A deux

    Pour n’importe où

     

    *

     

    Je me souviens des instants

    Où j’étais l’univers

    Quand il n’y avait

    Rien  d’autre que l’évidence

     

    Je me rappelle être sorti

    Du temps

    Pendant que tu donnais

    Mon nom

    A chaque goutte de pluie

    Qui tombait

    Sur la vague en désordre

    Des longues

    Inondations de nos sens

                    

    Et on faisait

    L’amour de toutes les façons

    Qu’ont les nuages

     

    Je me rappelle

    De chaque fabuleux vagin

    Du crépuscule

    Et de la chair de poule

    Des étoiles

    Sur la peau douce du monde

     

    Des secousses d’automates

    Dans la vitrine de Noël

    De nos corps

     

    Des coups de reins du vent

    Quand tremblaient

    Dans l’arbre de nos désirs

    Les lampions

    Multicolores d’une caresse

     

    Et surtout des trottoirs vides

    Du silence

    Sur les digues

    Face au trou noir de l’océan

    Que soulève

    D’un râle

    La volupté houleuse de la nuit

     

    Jusqu’à ce que la lumière pâle

    Frotte son zeste

    De citron

    Sur la gencive rose de l’aurore

     

     

    Rien n’est venu

    De ce que nous attendions

    Avec l’obstination

    De  ceux qui grattent

    Dans le plâtre des  cellules

    Le compte des jours

     

    Aucune aube

    Qui ne soit restée une aube

    Aucune lumière

    Que l’ombre ne rattrapera

     

    Et nous nous somme mis

    A aimer

     

    La persistance des vinaigres

    Et l’amertume

    Insatisfaite des alcools

     

    Rien n’est venu

    De ce que nous attendions

     

    L’instant

    N’est pas dans ce qui attend

     

    *

     

    Aujourd’hui nous sommes

    Ce que l’attente a

    Fait de nous

     

    Quand donc viendront

    Ces choses

    Entendues chaque fois

    Que souffle

    Dans la tempête

    L’écho des promesses

    Non tenues

     

    Sans qu’on sache par qui

    Ni de quoi ils s’agit

     

    Et qui sait si cette absence

    N’est pas

    Tout ce que l’on attendait

     


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  •  

     

    pour Pierre Drachline     

     

     

    reprise... on ne peut pas dépenser des centimes

    ill. jlmi 2004
     

     

    1.

     

     

     

    Il voulait voir le maître.

     

    Aussitôt reçu, il  demanda : qu’est-ce que Dieu ?

     

    D’un doigt sur le bouton électrique, le maître plongea la pièce dans l’obscurité.

     

    Le jeune homme reprit : il faut donc y renoncer ? 

     

    Le maître d’un geste identique ralluma ; ses yeux souriaient  avec bonté.

     

     

     

    2.

     

     

     

    Maître, qu’est-ce que la mort ?

     

    Quoi ? Dit le maître.

     

    Et le jeune homme répéta : qu’est-ce que la mort ?

     

    Quoi ?

     

    Maître, qu’est-ce que la mort ?

     

    Quoi ?

     

    Et le jeune homme se leva tandis que le maître prenait sa canne pour sortir.

     

     

     

    3.

     

     

     

    Maître, qu’est-ce que la pensée ?

     

    D’une main vive le maître attrapa une mouche qui passait par là.

     

    Maître, dit le jeune homme déçu : mais ce n’est qu’une mouche !

     

    Le maître ouvrit la main pour qu’elle s’envole à l’air libre où tout peut arriver.

     

     

     

    4.

     

     

     

    Une jeune et jolie femme se plaça devant le maître

     

    Maître, qu’est-ce que l’amour ?

     

    Le maître ouvrit la bouche, comme pour répondre, puis il poussa un cri terrible et se

     

    tint silencieux en riant doucement.

     

    La jeune femme, trouvant sans doute la réponse satisfaisante, sourit à son tour et

     

    se leva sans un mot.

     

     

     

    5.

     

     

     

    Le jeune homme venait à peine d’entrer et de s’asseoir respectueusement.

     

    Aussitôt, le maître le gifla avec force.

     

    Pourquoi, demanda le jeune homme dont les joues rougissaient ?

     

    Mais le maître ne répondit rien et , avec la même force, frotta une allumette, 

     

    montra la petite lumière et alluma un cierge.

     

     

     

    6.

     

     

     

    Après un long moment de silence, le jeune homme, un peu gêné, demanda ;

     

    qu’est-ce qu’un poème ?

     

    Le maître réfléchit puis dit : reviens ce soir !

     

    Il faisait une belle nuit claire et froide. Le maître était assis sur une terrasse de bois.

     

    Il fit signe d’approcher. Dans un grand baquet d’eau on pouvait voir la lune.

     

     

     

    7.

     

     

     

    Inlassablement, le jeune homme revenait. Jamais découragé, il questionna :

     

    Maître, qu’est-ce que la nature ?

     

    Le maître qui se montrait toujours vêtu avec simplicité et élégance,

     

    marqua un temps, sembla hésiter puis retira son dentier et le posa à côté

     

    de ses lunettes

     

     

     

    8.

     

     

     

    Un jour qu’il était seul, le maître, regardant un vol d’oies sauvages

     

    disparaître vers l’horizon,

     

    enleva sa montre bracelet et la jeta dans l’herbe.

     

    Il se sentit heureux et, sur le chemin du retour, se mit à chantonner.

     

    Le soir même, quelqu’un, croyant bien faire, la lui rapporta.

     

    Le maître remercia mais il se sentait très malheureux !

     

    Dans son esprit, plus jamais ne passeraient d’oies sauvages.

     

     

     

    9.

     

     

     

    Maître ! Maître, venez voir…

     

    Un homme dansait avec grâce dans la rue, sa sébile posée à terre.

     

    Le maître montra qu’il appréciait ,

     

    puis il demanda au jeune homme de trouver un verre d’eau.

     

    Il en aspergea les pieds nus du danseur. Celui-ci s’arrêta étonné, mais

     

    le maître lui dit : le vent agite tes feuilles, la pluie nourrit tes racines.

     

     

     

    10.

     

     

     

    Il arrivait au maître de s’endormir devant son visiteur.

     

    Le jeune homme se tint coi pendant un long moment, puis n’osant réveiller le maître,

     

    il imita le chat, miaula et se mit à gratter le bois de la table

     

    Miaou ! Miaou ! Miaou !

     

    Le maître sortant de son sommeil (ou faisant semblant, allez savoir !) fit aussitôt

     

    Whoua ! Whoua ! Whoua !

     

     

     

    11.

     

     

     

    Il faisait mauvais. On entendait contre la vitre frapper l’averse violente.

     

    Le maître semblait d’humeur maussade. Comme d’habitude le jeune homme prit 

     

    place, mais avec précaution.

     

    Le silence dura une éternité. Chacun regardait un point fixe dans le vide.

     

    Soudain le maître s’exclama ; ça fera deux cents…

     

    Tu allais me demander ce qu’est l’argent !

     

     

     

    12.

     

     

     

    La jeune femme arriva en retard. Lorsqu’elle pénétra dans la pièce,

     

    d’abord elle chercha des yeux le maître,

     

    mais elle découvrit sur le siège habituel, un grand miroir.

     

    le maître avait calligraphié dessus ; aujourd’hui, c’est le jour du poème !

     

     

     

    13.

     

     

     

    Comme il y avait déjà longtemps que le jeune homme venait, il osa demander :

     

    Maître, qu’est-ce que le temps 

     

    Après un court moment, le maître puisa dans une petite coupe de cerises placée à

     

    côté de lui, en choisit une, arracha la queue, mangea la chair avec application

     

    et un plaisir évident, puis déposa le noyau dans la paume du jeune homme. 

     

    Passé !  Présent ! Futur !

     

     

     

    14.

     

     

     

    Il fallait s’y attendre ! Un jour, le jeune homme demanda :

     

    Maître, qu’est-ce que la vérité ? 

     

    Le maître respira plusieurs fois profondément, puis se levant il prit son lourd

     

    coupe papier, 

     

    alla droit vers le miroir toujours là et ,de toutes ses forces, il balança l’objet

     

    en plein dedans.

     

    Effrayé, le jeune homme timidement demanda : 

     

    maître, puis-je emporter un morceau ? « Va, le bruit suffit ! » Dit le maître.

     

     

     

    15.

     

     

     

    Cette fois, ensemble, ils descendaient un fleuve dans une barque légère.

     

    Le maître laissait tremper sa main dans l’onde bavarde ; le jeune homme ramait. 

     

    Attentif, il écoutait : Maître, j’entends bien mais que dit l’eau ?

     

    A ces mots le maître se mit debout, se déboutonna et pissa dans le courant.

     

     

     

    16.

     

     

     

    Au pied d’un arbre, le maître jouait de la flûte. Il jouait mal 

     

    mais on se sentait bien.

     

    Quand ce fut fini, et que le silence qui suivit le fut aussi, 

     

    le jeune homme, considérant avec émotion le vieillard chauve

     

    et sans chapeau sous le soleil, 

     

    s’émut et dit : maître, pour vous, qu’est-ce que l’émotion ?

     

    Le maître qui avait chaud se passa la main sur le crâne : 

     

    C’est ce qu’une perruque ne pourra jamais remplacer !

     

     

     

    17.

     

     

     

    Ils avaient parlé de tout et de rien.

     

    Encore un peu excités, ils se calmaient lentement 

     

    en regardant le crépuscule envahir la pièce. Enhardi par cette intimité,

     

    le jeune homme se permit ; 

     

    maître, que peut-on faire contre la mort ?

     

    Le maître réfléchit  puis brutalement tira la langue, 

     

    ensuite, il approcha la théière et versa mais le thé était froid.

     

     

     

    18.

     

     

     

    Debout sur la terrasse, le jeune homme semblait plongé dans

     

    la contemplation d’un ciel pur 

     

    plus étoilé qu’une plage de sable sous la pluie.

     

    Se tournant vers le maître resté à l’intérieur, il demanda : maître, 

     

    sommes-nous vraiment seuls dans l’univers ?

     

    Le maître retira le plaid de ses épaules, sortit un mouchoir bien plié 

     

    et bruyamment se moucha dedans.

     

    Est-ce que ça te va comme réponse ? Et il fit disparaître

     

    la petite boule de tissu.

     

     

     

    19.

     

     

     

    On entend de moins en moins la voix humaine, dit-elle ;

     

    tout passe par des machines mais la voix humaine, c’est plus que ça !

     

    Le maître sourit, se leva, s’approcha sans rien dire et lui pinça le bras.

     

    Aîe ! Vous me faites mal !

     

    Le maître, qui ne parlait pas souvent ni beaucoup, lui dit

     

    avec une sorte de tendresse : Jamais une machine ne pourra faire

     

    ce que tu viens de faire…

     

     

     

    20.

     

     

     

    Ils avaient bavardé

     

    en se promenant autour du bassin des carpes.

     

    Le jeune homme demanda ; maître, pourrais-tu m’en dire plus

     

    sur la question de la poule et de l’œuf ?

     

    Le maître s’arrêta, avec deux doigts, il retira de sa bouche un bout de chique.

     

    Tiens, dit-il, en le jetant, trouve m’en un autre ; celui-ci n’a plus de goût !

     

     

     

    21.

     

     

     

    On traversait un petit bois jouxtant la cité. Le maître écoutait, ravi, cette rumeur

     

    faite de mille fuites, rencontres et pourtant d’une paix comme immémoriale.

     

    Le jeune homme paraissait mal à l’aise et finit par demander :

     

    Maître, que faut-il penser de l’éternité ?

     

    Le maître, écartant de la main quelques insectes et brindilles,

     

    s’assit et dit : regarde ! On dit que ces grands arbres sont éternels

     

    mais rien ne pousse à leur pied !

     

    Puis il s’endormit couché sur le tapis moelleux des feuilles mortes.

     

     

     

    22.

     

     

     

    Le maître, après huit jours d’une retraite abstinente, se tenait dans sa cuisine.

     

    Une question le tracassait ; savoir quand, exactement,

     

    les pâtes seraient al dente.

     

    Le jeune homme, à côté de lui, coupait des oignons qui le faisaient pleurer.

     

    Il demanda : maître, est-ce qu’il y en a suffisamment ?

     

    Oui, oui ! Je n’en ai pas besoin, j’avais juste envie que tu pleures un peu

     

    à cause de moi.

     

     

     

    23.

     

     

     

    L’automne, saison du grand âge pour les noisettes,

     

    et pour les hommes, de la perte des dents, tirait à sa fin.

     

    Le jeune homme, vêtu ce jour-là avec recherche comme pour une fête,

     

    demanda : qu’est-ce qu’être riche ?

     

    Le maître se tourna vers le petit Ginkgo qui ornait la table basse,

     

    prit entre ses doigts le Sage aux mille écus,

     

    aux mille palmes délicates d’or fin,  et  le secoua d’un geste bref.

     

    D’un coup, d’un seul,

     

    le tronc fut nu et le cercle végétal de sa couronne dorée à terre…

     

     

     

    24.

     

     

     

    C’était clair ! Le maître ne voulait plus jouer au maître,

     

    et le jeune homme ne voulait plus rester un jeune homme !

     

    Peut-être le maître voulait-il redevenir un jeune homme,

     

    et le jeune homme être un maître ?

     

    Mais la jeune femme s’étant trompé de jour, il arriva qu’elle fit irruption.

     

    Aussitôt le maître eut honte

     

    et le jeune homme rougit. Seul le perroquet dans sa cage

     

    répéta « Coco est content ! »

     

    et la jeune femme, à travers le grillage, lui donna quelques graines.

     

     

     

    25.

     

     

     

    La voix du jeune homme se fit grave, comme s’il avait de la peine.

     

    Baissant les yeux il demanda : maître, que ferez-vous après la mort ?

     

    Le maître considéra, puis ferma le cahier ouvert devant lui.

     

    Il allait répondre lorsque quelque part une porte claqua.

     

    Le maître se tut, haussa le sourcil et montra qu’il ne savait pas si

     

    c’était un courant d’air, quelqu’un qui entrait ou qui peut-être sortait …

     

     

     

    26.

     

     

     

    Maître, tout cela, ce ne sont pas des réponses !

     

    Et le maître qui, par curiosité ou par inoccupation, comptait

     

    combien de petits pois contient une boîte

     

    de conserve, répliqua :

     

    il n’y a pas de questions, seulement des faits !

     

    Ma lèvre d’en haut ignore ce que dit ma lèvre d’en bas

     

    et vice versa…Mais c’est bien ma bouche qui parle !

     

     

     

    27.

     

     

     

    Il faisait un temps de chien pour aller voir la mer !

     

    Il ventait si fort qu’on pouvait à peine s’entendre parler.

     

    Il n’y avait pas d’horizon, rien que des vagues dansant furieuses

     

    par-dessus la digue-promenade.

     

    Plié en deux, le jeune homme soulevant son cache-col hurla :

     

    maître, croyez-vous qu’on puisse devenir artiste ?

     

    Le maître s’arrêta pile, fixa le jeune homme dépeigné, et sans

     

    un mot lâcha son parapluie ouvert qui disparut dans la tempête.

     

     

     

    28.

     

     

     

    Les aveugles ont des cannes d’aveugles.

     

    C’est ainsi que parlait le maître, mais par-dessus tout il aimait

     

    le petit bruit de la sonnette

     

    sur le guidon de course du vélo de la parole !

     

    Tout le monde sait que les vélos de course

     

    n’ont généralement pas de sonnette ! Un jour que le jeune homme

     

    entrait comme d’habitude, il trouva la pièce plongée dans le noir :

     

    Maître, où êtes-vous ?

     

    Et le voila obligé de sortir sa lampe torche.

     

    Le maître attendit.  Le jeune homme finit par épuiser les piles.

     

    Alors le maître : c’est comme ça qu’il faut faire ! Quand tu sais où

     

    tu es, c’est que tu n’es plus nulle part  et il alluma la lampe.

     

     

     

    29.

     

     

     

    Le jeune homme trainait la patte.

     

    Il se plaignait de son genou, de sa cuisse, de son dos : maître, j’ai mal

     

    Aurais-tu quelque chose pour ça ?

     

    Le maître laissait dire et continuait son chemin.

     

    Maître, pourrait-on s’arrêter à une pharmacie ? Le maître s’assit

     

    et considéra attentivement les épaules inégales du jeune homme :

     

    va t’acheter des chaussures sans talonnettes, ou mieux des sandales ;

     

    les grecs marchaient en sandales

     

    et nous leur devons presque tout de la marche du monde !

     

     

     

    30.

     

     

     

    On était à la veille de Pâques.

     

    Devant l’église, une petite fille vendait le triste buis.

     

    Un instant le maître rêva de palmes, de joyeuse entrée !

     

    On ne tue pas d’esclaves sur des palmiers ; c’est impossible !

     

    le jeune homme acheta une branche bénie :

     

    maître, irons-nous à l’intérieur ?

     

    Le maître refusa ; les hommes sont trop bavards avec leurs dieux.

     

    Il prit une branche fleurie d’un forsythia, l’offrit à une passante ;

     

    celle-ci sourit joliment :

     

    c’est divin, dit-il, allons boire un verre car j’ai vu l’intérieur !

     

     

     

    31.

     

     

     

    Le jeune homme ne pourrait plus venir ; on l’envoyait au bout du monde.

     

    Maître, je vous ai apporté quelque chose.

     

    Il tendit un superbe coupe-papier qui allait bien

     

    avec le presse-papier jeté dans le miroir !

     

    Le maître parut touché, se leva, partit vers la cuisine et revint

     

    avec la râpe à fromage et la pince à spaghetti dont il s’était servi l’autre jour.

     

    La première est pour ce que je t’ai appris

     

    et la deuxième pour remuer et servir tant que c’est chaud.

     

     

     

    32.

     

     

     

    La jeune femme vint à son tour pour annoncer qu’elle partait

     

    avec le jeune homme.

     

    C’était un peu grâce à lui, dit-elle, parce qu’elle avait beaucoup ri

     

    quand le jeune homme lui racontait…

     

    Le maître, hilare, s’esclaffa : c’était donc vous la porte qui claquait !

     

    Resté seul, la maître pensa : c’était donc pour vous

     

    que la mer montait dans mon encrier et le souffle des mots

     

     dans ma gorge de girafe !

     

    Et son crâne chauve, sous ses éclats de rires solitaires, se ridait

     

    comme un étang calme où une troupe de canards vient de se poser.

     

     

     

    33.

     

     

     

    Restait le perroquet !

     

    Le maître l’emmena sur son épaule visiter tous les bistrots de la ville,

     

    toutes les gares, partout enfin où l’on fait du bruit avec sa bouche.

     

    Le perroquet apprit vite.

     

    Ce qu’il entendait n’étant pas très varié ! 

     

    Le maître offrit à ses voisins radio, tv, cd, et même son portable

     

    qui sait tout faire puis il écouta longuement son perroquet.

     

    Un perroquet de même que le cerveau ne ment jamais, ne rit pas non plus !

     

    Le maître eut une pensée pour le jeune homme et sa compagne

     

    puis brutalement s’affaissa.

     

    C’est tristement que le perroquet dit « Coco est content ».

     

     

     

    34.

     

     

     

    Le temps passa ; le jeune homme revint.

     

    Devant le maître qui semblait fatigué, il se troubla mais ne put s’empêcher

     

    Maître, j’ai besoin de savoir ; que penses-tu des mots ?

     

    Le maître marqua un temps, saisit dans un bouquet près de lui 

     

    un bouton de rose, le huma longuement, le mit en bouche

     

    et le mâcha avec tous les signes d’un bonheur intense…

     

    Puis il l’avala.

     

    Satisfait de la réponse, le jeune homme s’apprêtait à partir quand le maître

     

    soudain lâcha un formidable pet . C’est ça aussi, dit-il.

     

     

     

    35

     

     

     

    La jeune femme, elle aussi, revint.

     

    Rougissante, elle avoua : maître, tu le sais, nous nous aimons lui et moi mais

     

    nous n’arrivons pas à nous le dire.

     

    Le maître se retira puis revint s’asseoir à sa place. Il tenait dans sa main droite

     

    deux noix encore dans leur coquille. Il ferma son poing, serra fort ;

     

     on les entendit craquer l’une contre l’autre !

     

    Les noix étant ouvertes, le maître, de la main gauche, celle du cœur,

     

    fit le tri, offrit les meilleurs morceaux et dégusta le reste

     

     

     

    36.

     

     

     

    Maître, comment faisaient nos grands anciens pour marcher sur l’eau ?

     

    Le maître prit son bol, vida ce qui restait dedans sur la table et passa la main

     

    pour l’étendre;

     

    il prit ensuite un brin de laine de son vêtement et le laissa tomber

     

    sur le liquide où il flotta sans problème

     

     

     

    37.

     

     

     

    Depuis le temps ! Le jeune homme venait, entrait,

     

    prenait place presque rituellement face au maître, et attendait.

     

    Souvent le maître méditait, les yeux fermés, immobile,

     

    sans aucune expression…

     

    Mais quand une mouche se posa sur le nez du maître

     

    sans provoquer un seul frémissement… Le jeune homme s’inquiéta.

     

    Le maître se tenait droit dans son fauteuil et devant lui sur le bureau

     

    on pouvait voir un billet : « je dors, ne m’éveillez plus »  !

     

    Le maître était mort !

     

     

     

    38.

     

     

     

    Quand la police vint pour le constat, elle demanda quand, comment…

     

    Le jeune homme

     

    alla à la fenêtre, souffla sur la vitre fermée

     

    qui se couvrit aussitôt de son haleine et devint opaque,

     

    puis il ouvrit, et le voile de buée disparut, laissant le carreau transparent.

     

     

     

    39.

     

     

     

    Pour la dispersion des cendres, le jeune homme et la jeune femme

     

    envoyèrent des fleurs. Ils étaient loin !

     

    Pas un mot ne fut prononcé ; un oiseau chanta car on était au printemps.

     

    Un promeneur dit ; sens-tu les parfums qui nous entourent ?

     

    A l’entrée, une vieille dame demanda si on pouvait entrer avec son chien.

     

    Regardant l’azur, on pensait à ces poissons d’appartement dans leur bocal.

     

     

     

    40.

     

     

     

    Le quarantième jour, les travaux de réaménagement de l’appartement furent

     

    terminés. Jamais on ne vit le propriétaire, une agence s’occupa de tout : on put

     

    poser l’écriteau « à louer ».

     




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